Autobiographie narrative de Ouanes Amor

" Je m'appelle Ouanes Amor. Je suis né en Tunisie en 1936, aux îles Kerkennah qui se situent en face de Sfax. L'origine de ces îles remonte à la nuit des temps ; leur nom vient du mot grec Kyranis. Les Romains l'appelèrent Cercenna ; ce nom perdura il n'y a pas encore si longtemps, jusque sous le protectorat de l'Empire Ottoman, lorsque les "C" devinrent des "K". " Cercenna " devint alors " Kerkennah". Après les Romains vinrent les Turcs, les Arabes… les Espagnols. Les îles sont ouvertes au passage, aux métissages. De son passé, le Kerkennien a gardé un esprit d'ouverture, d'aventure aussi, qui pour moi fut déterminant.

Je voudrais ici tenter d'évoquer mes premiers contacts avec le dessin… la peinture, le monde artistique.

Si je cherche dans ma mémoire, je me souviens que, pendant l'été (les vacances scolaires), je fréquentais l'école coranique avec d'autres jeunes garçons. Pour cela, un étudiant ayant réussi ses études à Tunis et qui rentrait en vacances à Kerkennah, donnait de son temps, pour nous enseigner le Coran, les préceptes religieux, les Hadiths. Ainsi se passaient les mois d'été. De cette époque, date mon premier rapport avec la calligraphie : c'était l'écriture sur des tablettes, planches de bois, qu'on enduisait de Tafal, qui est une sorte d'argile. Sur ces tablettes, nous écrivions les versets du Coran, les versets à apprendre… ensemble… en chœur. Je me souviens que nous écrivions avec des roseaux taillés, le "calame" et l'encre noire des seiches que nous allions pêcher. Cette encre, lorsqu'elle est fraîche, brille d'un noir superbe ; cette encre doit être toujours renouvelée, car elle ne se conserve pas : en un jour, elle durcit, en perdant progressivement sa fluidité, son intensité et sa luminosité.

Avec ce simple matériel issu de la nature, je dessinais dans une joie partagée avec les autres enfants. Les cours étaient donnés dans le Marabout (petit mausolée d'un Saint local, construit sur la grève). Nous n'allions pas loin pour laver nos tablettes à la mer. Il fallait laisser sécher le tafal au soleil, cela nous donnait aussi l'occasion de jouer. Lorsque les tablettes étaient sèches, on rentrait, on écrivait de nouveau et ainsi de suite. Pour finir un verset, on devait dessiner le khanfoussa (sorte de scarabée). Il s'agissait en fait d'un signe… un dessin très stylisé. Je n'étais jamais le premier à finir. Autrement dit… j'étais toujours le dernier et me faisais gronder. C'est que je prenais tout mon temps… j'appréciais beaucoup le contact du calame sur la tablette enduite de tafal ; il glissait avec souplesse en me donnant des lignes très pures qui captivaient mon attention. Je m'attardais à griffonner, à rajouter d'autres choses tout autour… Et aujourd'hui, cela se retrouve encore dans mes toiles. J'aime travailler les bords de mes tableaux, la périphérie : j'ai toujours peur que "ça sorte", j'ai besoin de retenir, de contenir la couleur, de porter le regard vers le centre de la toile.

Et puis, il y avait l'école primaire, avec l'instituteur - Monsieur Degoutte - et la récitation ; il s'agissait de poèmes en français, bien sûr : des textes de Victor Hugo, Alfred de Vigny, Baudelaire, et quelques autres au programme à l'époque de mes dix ans. Notre maître nous avait demandé d'illustrer les fables de La Fontaine. Je me distinguais de mes camarades par mon désir de faire, de fignoler… de faire "plus qu'il n'en faut" dans mes dessins. Et c'est vrai que je voulais aller "plus loin", aller au bout, toujours faire mieux.

Un jour, j'eus à illustrer ce poème de Victor Hugo, "Après la bataille". Cela commençait ainsi : "Mon père, ce héros au sourire si doux, suivi d'un seul hussard qu'il aimait entre tous". Victor Hugo y raconte l'épopée de son père, plein de bravoure. J'ai fait un très beau dessin : l'instituteur m'a félicité, complimenté. Puis il m'a demandé de le refaire au tableau, en plus grand avec toutes les craies, à ma disposition. Je me souviens toujours : il est resté deux ou trois mois dans le coin du tableau noir qui lui avait été réservé.

Puis vinrent les "événements" : les manifestations des Nationalistes tunisiens, l'Indépendance. Il y avait un leader, Farhat Hached, un Kerkennien, homme admiré, syndicaliste qui fut assassiné et qui devint un symbole, un martyre. Je voyais ses photos dans la presse, alors je le dessinais d'après ces documents, au crayon, sur un cahier d'écolier. Je dessinais de plus en plus de portraits. J'étais complimenté et cela m'encourageait. Un commerçant me dit un jour : "Mais, pourquoi ne le ferais-tu pas plus grand ? Agrandis ton dessin, je ne sais pas, moi… grand comme le cahier, sur toute la page !" Ce que je fis, et le bonhomme le mit dans sa boutique après m'avoir dit qu'il pourrait peut-être le vendre, que quelqu'un pourrait être intéressé. Alors, je lui apportais des dessins, et il était content ; il les accrochait dans son échoppe et en vendait quelques-uns. Il me donnait quelques sous, et il y joignait toujours un sucre d'orge. Je prenais ça, j'étais content. Je rentrais à la maison et je continuais ma besogne, même d'après les photos des gens du pays.

Dans ma famille, nous avions une Française, qui avait épousé un de mes oncles qui vivait alors en France. Le couple vint s'installer aux Kerkennah dans les années cinquante. La femme était institutrice. Quand elle vit l'intérêt passionné que je portais au dessin, elle m'encouragea, m'ouvrit des horizons en m'expliquant qu'il existait des écoles pour cela !
Alors elle me conseilla d'aller en France, où je pourrai voir des tableaux… des beaux, des grands, dans les musées. Je ne connaissais alors que les images que m'offraient la presse, les revues…

Et puis survint la mort de ma mère. J'avais seize ans - mon père était mort lorsque j'étais encore petit. Je ressentis une sorte de détachement vis-à-vis du reste de ma famille, une liberté soudaine, et je pensais qu'il ne me restait plus qu'à partir ! C'était devenu possible ; rien ne me retenait plus.

L'île, l'enfermement de l'île…, le désir de partir vraiment loin.

Et lorsqu'on prend la mer, dans le rêve, c'est toujours pour aller très loin. Je suis donc parti vers la France, complètement inconscient car je ne connaissais rien ; je m'exprimais tout de même suffisamment en français. Avec quelques sous bien rares en poche, et quelques adresses, je suis arrivé à Paris.

Le premier jour de mon arrivée, je ne sais pas comment, je me suis dirigé vers le Passage de l'Odéon, et je me suis arrêté devant un petit restaurant qui me semblait bizarre à l'époque. A l'intérieur, il y avait des gens tristes, ils paraissaient pauvres. J'y suis entré - les prix étaient très modestes - et tout naturellement, je cherchais le contact, quelqu'un à qui parler, et je suis tombé sur quelqu'un qui se trouvait dans la même situation que moi. Il était espagnol et s'appelait Jean Sevilla Il était peintre à Montmartre et faisait des choses très "commerciales". Il me trouva sans doute plus démuni que lui. Nous avons sympathisé, passé toute la soirée à discuter, à parler, puis nous nous sommes revus à La Grande Chaumière où il allait prendre des cours de dessin.

Petit à petit, je me suis adapté, j'ai trouvé ce qu'il me fallait, je me suis aussitôt présenté aux Beaux-Arts. A l'époque, on pouvait encore s'y rendre directement et présenter son travail.
Les professeurs me dirent que je devais travailler aux Galeries : Palais des Études aux beaux-arts, lieu où l'on apprend le dessin d'après les antiques (sculptures, plâtres…).
J'ai été accepté aux Galeries, et je dessinais assidûment, pendant un an et demi, les plâtres et les antiques.

J'ai ensuite passé le concours de l'École et suivi les cours préparatoires. Je savais qu'il y avait là pas mal d'Orientaux, des Iraniens, des Libanais, des Nord-Africains… Il y avait bien des École de Beaux-Arts à Alger, à Tunis aussi (je l'appris alors), mais c'était des petites écoles, et nous étions tous à Paris.

Les choses ont commencé à se préciser à la faveur de rencontres déterminantes pour moi : on ne fait pas une œuvre seul, ce n'est pas vrai, mais à travers les autres, grâce aux échanges et aux lectures.

Au passage, je salue mon maître, Roger Chastel, à qui je dois beaucoup. Il m'a énormément aidé pour trouver mon propre chemin - non comme la plupart des autres professeurs qui faisaient refaire à leurs élèves ce qu'ils faisaient eux-mêmes… Avec Roger Chastel, c'était au contraire une exigence de soi, chacun devant produire, travailler à trouver sa propre voie. Je me suis toujours souvenu de cela dans mon propre enseignement. "

 



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